Nesa Azadikhah, porte-étendard de la scène électronique iranienne

07.11.2023

Rayonnante de créativité au sein d’une scène sous pression, la DJ et productrice iranienne Nesa Azadikhah ne fait aucune concession. Activiste – elle est à l’origine de la compilation Woman Life Freedom qui met en lumière des DJ de son pays – elle se bat aussi pour que la scène électronique iranienne soit mieux connue à l’échelle internationale, notamment avec sa plateforme Deep House Tehran. Rencontre avec une artiste pour qui l’amour de la musique n’a d’égal que sa soif de liberté. 

Comment est née votre passion pour la musique ? 

Nesa Azadikhah : « Je suis la seule musicienne de ma famille. Aucun de mes parents ne jouent de la musique, même s’ils aiment bien en écouter. Pourtant, dès l’âge de six ans, j’ai été attirée par le tombak, un instrument traditionnel iranien, une percussion pour être précise. Ensuite, j’ai appris à jouer d’autres percussions traditionnelles, comme le daf par exemple, mais je me suis aussi familiarisée avec des instruments à cordes comme la guitare, le santour et le târ. Mais mon instrument principal reste le tombak. À 15 ans, je suis entrée dans le milieu électronique en apprenant à mixer, et j’ai commencé à faire des DJ sets. Après les avoir enchaînés en jouant les compositions d’autres personnes, j’ai eu envie de composer ma propre musique. J’ai été très influencée par Björk, Radiohead, Pet Shop Boys, New Order et Depeche Mode… »

Vous n’êtes pas seulement une DJ, mais aussi une productrice : qu’est-ce que cela apporte à votre travail de compositrice ? 

« Je suis effectivement productrice depuis que j’ai 18 ans, mais les morceaux que je compose sont très différents de ceux que je joue. Il s’agit pour moi de deux mondes, qui ne sont pas interconnectés. Il m’arrive de produire de la techno et de la house et, bien sûr, j’en passe pendant mes DJ sets. Mais quand je compose de la musique, c’est comme si je peignais quelque chose : je vais puiser profondément dans mes sentiments et cela donne une musique plus ambient et expérimentale, très différente. C’est ce que je préfère faire. »

Est-ce compliqué d’être artiste quand on est une femme iranienne ?

« Dans mon pays, il est très difficile d’être productrice quand on est une femme. L’Iran est un pays patriarcal : dans le domaine artistique, et pas uniquement musical, la présence des femmes est très encadrée. Au fil des années, il est de plus en plus difficile pour les femmes d’être actives dans le milieu culturel. Quand j’ai commencé, lorsque le public voyait que c’était une femme derrière les platines, il y avait souvent des réactions de surprise. Dans mon activité de DJ et de productrice, j’ai principalement travaillé sur des événements underground, donc non-officiels. En ce qui concerne les événements officiels sur lesquels j’ai pu intervenir, c’était uniquement ceux où l’on passait de la musique ambient ou expérimentale, c’est à dire non-dansante. Puisque danser en public, ce n’est pas possible en Iran… »

Vous avez créé une plateforme, Deep House Tehran, afin de promouvoir la musique électronique. Quels sont ses objectifs et dans quel contexte a‑t-elle été créée ? 

« Deep House Tehran a été lancé en 2014. L’objectif était de donner une plateforme aux artistes iraniens et iraniennes dans le domaine des musiques électroniques, et pas seulement aux femmes. C’est venu du fait que comme je ne parlais pas anglais, je ne pouvais pas me tenir au courant de ce qu’il se passait dans le monde des musiques électroniques. L’idée, c’était de détruire la barrière de la langue et de transmettre toutes ces actualités en farsi à destination du public iranien, qui ne parle pas nécessairement anglais. Mais la plateforme fonctionne dans les deux sens : elle a aussi pour objectif de faire connaître des artistes iraniennes et iraniens sur la scène internationale. Pour les rendre plus visibles, j’ai mis en place un podcast hebdomadaire, des playlists, des chroniques d’albums, des live streams… »

Vous êtes également à l’origine de la compilation Woman Life Freedom, nommée d’après le slogan crié par vos compatriotes pendant les récentes manifestations contre le régime iranien. Quels sont l’origine et le but de cette création ? 

« L’année dernière, suite aux événements qui ont eu lieu en Iran [l’assassinat d’une jeune femme, Mahsa Amini, par la police des mœurs pour « port de vêtements inappropriés », et le mouvement massif de contestation qui en a résulté], j’ai décidé de produire une compilation avec une amie elle-aussi DJ et productrice, AIDA, sous le label que nous avons cofondé, Apranik Records. Nous avons réuni les créations de onze femmes, des artistes iraniennes issues de genres musicaux différents. L’argent tiré de la vente de cette compilation a été reversé à des structures iraniennes aidant les femmes marginalisées qui ont des addictions, qui ont fait de la prison ou qui ont dû divorcer de leur mari et qui se retrouvent dans des situations économiques très compliquées. »

Comment se porte la scène électro underground en Iran au moment où nous parlons ? 

« Personne n’a peur de faire de la musique. Malgré tout ce qu’il s’est passé depuis l’année dernière, la scène underground est toujours très active, rien n’a changé. Il y a beaucoup de producteurs et de productrices, ils et elles sont même de plus en plus nombreux·ses, autant dans la musique électronique que dans le rap. Il y a également des showcases dans certains pays voisins où les artistes iranien·nes peuvent se déplacer sans visa : en Turquie, en Azerbaïdjan, en Géorgie, en Arménie… En ce qui me concerne, je suis en ce moment en résidence à la Cité des Arts, à Paris, jusqu’en avril prochain. »

Qu’attendez-vous de votre concert aux Trans Musicales ? 

« Je ne connais pas très bien l’événement, mais je sais que c’est un des festivals les plus réputés de France, donc j’ai vraiment hâte de venir y jouer ! Je suis aussi impatiente d’assister aux concerts des autres artistes…. Je pense que cela peut être une grande source d’inspiration pour mon travail. »

Avez-vous déjà des projets, après ce concert ? 

« Après le festival, je vais sortir deux titres sur mon label, Apranik Records, et deux de plus sur d’autres labels. Comme je suis en Europe durant six mois, je vais aussi en profiter pour tourner un maximum. L’année prochaine, j’ai déjà plusieurs dates de prévues, notamment une au Danemark et une autre en Suisse… »

Nesa Azadikhah sera en concert dans la Greenroom du Parc Expo le samedi 9 décembre, dans le cadre des 45es Rencontres Trans Musicales.