Les raves aux Trans Musicales : la rencontre d’un festival avec les musiques électroniques

25.01.2024

Dans le cadre des dernières Trans Musicales, notre programme de rencontres Musiques & Sociétés incluait une table ronde intitulée De Rave Ô Trans à Planète (1992–1997) : nouvelles expériences festivalières autour des musiques électroniques aux Trans Musicales, flashbacks et héritages. Dans l’article qui suit, le chercheur en sciences sociales Jean-Christophe Sevin rassemble une partie des fruits de ses recherches ayant servi de base à cette rencontre, et livre ses analyses concernant l’intégration du « format rave » au sein d’un festival rock au début des années 1990 et ses conséquences. Alors qu’en 2024, l’intégration des musiques électroniques dans les festivals de musiques « actuelles » semble relever de l’évidence – ou d’une évolution perçue comme « naturelle » – ce texte nous rappelle à quel point rien n’a vraiment été évident dans ce changement dont le récit implique tout un écosystème : des artistes, organisateurs et techniciens jusqu’aux publics, aux autorités locales et nationales et aux principaux acteurs des politiques culturelles. Une véritable révolution qui nous rappelle le caractère pionnier de l’arrivée des raves aux Trans Musicales.

Par Jean-Christophe Sevin, chercheur

Au début des années 1990, les musiques électroniques, principalement la house et la techno, sont encore des musiques de niche peu accessibles, si ce n’est par une petite frange d’amateur·ices éclairé·es en lien avec les développements internationaux de ces musiques. Nous sommes dans une ère pré-Internet où l’information a un coût, et la sensibilité dominante chez les amateur·ices de musiques populaires enregistrées est le rock, au sens large. Une catégorie bien trop large si l’on se situe à l’intérieur du spectre des différentes approches et des styles qui sont suffisamment différents pour créer des scènes et des mondes qui ne se côtoient pas forcément. Mais considéré depuis l’extérieur, on reconnaît une configuration formée par le dispositif frontal de la scène rock et son spectre de fréquences centré autour des fréquences moyennes. Elle se distingue d’une autre configuration dominée par les basses fréquences1 des musiques électroniques – dont la diversité des styles qui se développeront ensuite aboutira à son tour à des scènes séparées – dans laquelle les DJs sont en position d’opérateurs d’une performance publique dont le dancefloor est le centre.
Dans la sphère des critiques musicaux évoluant dans la première configuration, dont nombre d’entre eux font le voyage des Trans Musicales, c’est la dévalorisation qui domine, pointant l’absence de profondeur romantique de musiques de danse marquées par la superficialité. En juin 1993, une série d’articles dénonciateurs publiés dans le quotidien L’Humanité sous le titre « Le phénomène Rave, mélange de solitude et de drogue », fait office de repère. Tandis qu’en 1995 une circulaire préfectorale – « les soirées-rave : des situations à haut-risque » – est diffusée à l’ensemble des services de l’administration et de la police du territoire national avec un objectif prophylactique, visant à structurer une politique d’interdiction systématique.

Les raves et la découverte des musiques électroniques

Dans ce contexte globalement hostile, on saisit mieux le rôle et l’importance des raves organisées dans le cadre des Rencontres Trans Musicales entre 1992 et 1997. C’est une constante de ces années : beaucoup découvrent et apprennent à aimer ces musiques non par le disque ou la radio, comme c’était le cas pour le rock, mais en situation de diffusion « live », en rave. En raison d’un coût d’accès évoqué plus haut mais aussi, et peut-être surtout, parce qu’elles prennent toutes leurs dimensions et leurs significations en étant l’objet d’une expérimentation physique et mentale dans l’environnement immersif, sonore, lumineux, décoratif et collectif de la rave : une expérience totale plus que purement musicale.

Au début de cette décennie 1990, c’est bien l’expérience des raves qui a favorisé la découverte des musiques électroniques plus que l’inverse. Et cette découverte en forme de rencontre, parfois fortuite, sans qu’un horizon d’attente spécifique la soutienne, a souvent valeur d’événement au sens philosophique du terme2, en ce qu’il institue une coupure entre un avant et un après, inaugure une rupture dans l’ordre de la sensibilité et entraîne une nouvelle répartition des affects. Ce qu’il était impossible d’apprécier est maintenant source de félicité. Cela désigne alors autant la découverte d’une musique qu’une découverte de soi comme amateur de cette musique3, qui conditionne éventuellement un engagement ultérieur dans des pratiques de création, de diffusion…
La rencontre avec les musiques électroniques, telle qu’elle est caractérisée ici, est un phénomène des années 1990. Je l’ai vérifié empiriquement dans mes enquêtes4 et cela est corroboré dans les témoignages et la littérature sur le sujet5. C’est à ce titre un marqueur générationnel, révélateur d’une nouvelle sensibilité musicale qui s’affirme dans cette décennie. Par génération6, il faut cependant moins entendre une classe d’âge qu’un mode de socialisation à ces musiques et à travers l’expérience de ces musiques, moins le fait d’être né·e dans une même période que d’être devenu·e amateur·ice de ces musiques, d’avoir accédé à des expériences et à une même sensibilité dans le même contexte temporel de cette décennie. Ce qui ne veut pas dire qu’au sein de cette « génération rave des années 1990 » ne s’opposent pas des visions différentes du monde, des façons d’envisager ces musiques et de concevoir leurs modes d’existences, leurs types de diffusion… basés sur des cadres de références différents voire divergents, à l’image du clivage raves déclarées/free parties.

La forme rave dans la forme festival

À l’échelle des Rencontres Trans Musicales, nous pouvons repérer le même type d’événement. C’est aussi une histoire de rencontre, celle d’Hervé Bordier et de Jean- Louis Brossard (deux des trois cofondateurs du festival avec Béatrice Macé) à New-York en 1992 avec Manu Casana, pionnier des raves en France7 et fondateur du premier label français de musique house et techno Rave Age, qui leur fait découvrir les raves. La décision d’organiser Rave Ô Trans, en association avec lui, en découle.

Plus sans doute que la musique, ce que les programmateurs découvrent et décident d’intégrer au festival lors de la soirée de clôture de l’édition de 1992, c’est le dispositif de la rave. Entre la musique et son dispositif d’implémentation, la distinction est abstraite puisqu’en pratique les deux sont intimement liés. À côté de la production de la musique, l’implémentation8 désigne les moyens de la faire fonctionner, de la faire aboutir en public, et dans le cas des arts de la performance, les deux dimensions sont temporellement entrelacées. Pour des musiques purement sonores comme les musiques électroniques, basées sur un assemblage de supports enregistrés « mixés » par des DJs, la question de l’implémentation renvoie à l’importance d’un système de sonorisation suffisamment puissant et bien réglé. Mais la rave ayant une dimension multimédia, les décors, les projections de lumières et d’éléments visuels apparaissent eux aussi comme une façon de faire fonctionner la musique dans le même temps qu’elle est performée par un DJ.

Il a ainsi fallu se former pour comprendre cette musique, en commençant par l’écouter sur quelques cassettes de mixes de mauvaises qualités et sur des vinyles, comme c’est le cas du régisseur général Thierry Le Huitouze, qui s’est également déplacé pour voir comment Manu Casana organisait une rave. Celui-ci lui a montré « qu’il fallait quatre points de son, qu’il fallait qu’il y ait un volume sur un dancefloor, que c’était pas une diffusion vaste, c’était une diffusion vraiment sur le dancefloor, que les lumières c’était pas sur les DJs, sur les artistes, c’était sur les danseurs. »9 Un dispositif d’implémentation qui s’avère très différent des concerts et entraîne des difficultés techniques pour le régisseur général, notamment lors de cette édition de 1992 où il doit organiser la veille le concert de Sonic Youth et installer le lendemain, dans la même salle10, un dispositif destiné à accueillir des formations comme Underground Resistance, The Orb ou 808 State, en rupture avec la frontalité de la scène rock. Il faut également prendre en compte la résistance des techniciens son et lumière face à cette musique et cette nouvelle façon de l’implémenter.

Le festival, comme toute organisation structurée, est confronté à la problématique du changement, c’est-à-dire au fait que celui-ci est difficile à mettre en place s’il ne remporte pas l’adhésion des membres de l’organisation. Les techniciens ont l’habitude de travailler au sein d’un festival majoritairement « rock » et ont une culture et une sensibilité sonore correspondantes. C’est donc autant une question de sensibilité que de compétence, qui pose de sérieux problèmes de recrutement au régisseur général : « parce que je trouve pas les techniciens adéquats, même en 94 j’avais toujours pas trouvé, excepté Flash qui lui commençait à avoir des idées pour le son. J’essayais de trouver ceux qui détestaient le moins possible cette musique »11.
La rencontre d’un festival de scène avec le dispositif rave se manifeste ainsi dans les difficultés de l’adaptation technique et esthétique de celui-ci. Elle se mesure également avec la présence et la manière d’être du public, « moins dans la révérence face à l’artiste » pour Béatrice Macé, et plus affirmée. Des ravers, à propos desquels le mot déguisement ne lui semble pas approprié, « ils ne se déguisaient pas, c’étaient juste une autre manière d’être »12 .

Un public non pas statique face à la scène mais circulant entre les différents espaces aménagés, comme le chill-out, manifestant une vie « indépendamment de la scène ».

Un public qui résulte d’un mélange d’initié·es qui viennent de toute la France dans des bus affrétés pour l’occasion, et de curieux·ses qui étaient là pour les concerts précédents. Pour ces dernier·ères, c’est le moment de la rencontre.
Cette attitude nouvelle du public des raves et sa posture active ont un impact sur la logique d’organisation et le projet du festival au cours des années qui suivent. Pour Béatrice Macé, il y a un avant et un après les raves, dans le sens où le rôle et la place des publics évolue vers une plus grande considération de ceux-ci dans la vie du festival.

Après les raves

« Planète 3 », en 1997, sera la dernière rave des Trans Musicales, sur décision de Jean-Louis Brossard qui ne veut pas avoir à se répéter dans sa programmation. Après un changement de majorité politique au Parlement, nous sommes alors à l’orée d’une nouvelle politique culturelle. La ministre de la culture se rend à la rave des Trans Musicales de 1997, tandis que le rapport de la Commission nationale des musiques actuelles recommande la fin de la politique d’interdiction pour les soirées organisées de manière légale autour des musiques électroniques. Celles-ci obtiennent une forme de reconnaissance avec l’organisation de la première techno parade à Paris en septembre 1998. Pour le festival, dont les raves ont été des lieux de découvertes de ces nouvelles esthétiques dans un moment où elles étaient peu tolérées, la mission est en quelque sorte accomplie.

Jeff Mills sur la scène de “l’Usine”, au Parc Expo, le samedi 6 décembre 1997

Des festivals dédiés aux musiques électroniques se sont créés, à l’image d’Astropolis dont certain·es de ses instigateur·ices étaient dans le public des raves organisées aux Trans Musicales. Mais la disparition du format rave ne signe pas la fin de la programmation des musiques électroniques aux Trans Musicales. Et en 2009, la naissance de la Greenroom, avec son système de diffusion du son et son architecture distincte des scènes des halls peut apparaître comme un écho des raves organisées aux Trans Musicales. D’autant plus que son architecte Gaëtan Allin était en charge de la scénographie et de la décoration des raves Planète.
La Greenroom fait ainsi le lien avec l’époque pionnière des raves. Si cette époque n’est pas si éloignée dans le temps, des changements majeurs sont intervenus entre les années 1990 et les années 2010, moins en termes musicaux qu’en termes d’accès à la musique avec le développement d’Internet, des smartphones et du streaming. Ainsi, au-delà des débats sur l’institutionnalisation et la normalisation des musiques électroniques, ces bouleversements de l’écosystème médiatique ont des effets sur nos sensibilités et nos formes d’expériences de la musique. Nous sommes passé·es d’une époque de rareté où l’accès à la musique avait un coût à une époque de surabondance avec un accès instantané et ubiquitaire, dans une économie de l’attention qui devient rare tant les sollicitations sont nombreuses. Dans cette perspective, l’expérience des musiques électroniques n’est pas à considérer comme étant moins intéressante aujourd’hui, mais elle ne peut être envisagée dans les mêmes termes. Les musiques électroniques étaient associées au futur des années 1990, elles se sont aujourd’hui infiltrées partout et hybridées dans une multitude de styles. Ces propos ne sont pas d’ordre nostalgique mais consistent à rappeler que l’expérience musicale n’est pas un phénomène naturel échappant aux conditions matérielles qui la déterminent en grande partie.

1 Steve Goodman, Sonic Warfare, MIT Press, 2010.

2 François Zourabichvili, Deleuze, une philosophie de l’événement, Paris, Presses Universitaires de France, 1996.

3 Jean-Christophe Sevin, « La rencontre avec la techno : des parcours d’expériences à l’événement qui constitue l’amateur », in O. Roueff et A. Pecqueux (dir.), Ecologie sociale de l’oreille. Enquêtes sur l’expérience musicale. Paris, éditions de l’EHESS, 2009.

4 Cf. Jean-Christophe Sevin, Les raves et la musique techno en effets. Contribution à une sociologie des formes culturelles, Thèse soutenue à l’EHESS Marseille, 2009

5 Cf. par exemple Michel Gaillot, Sens multiple : la techno, un laboratoire artistique et politique du présent, Paris, Éditions Dis voir, 1998 ; Stéphane Jourdain, French touch : des raves aux supermarchés, l’histoire d’une épopée électro, Bordeaux, Le Castor astral, 2005.

6 Karl Mannheim, Le problème des générations, Armand Colin, 2011.

7 Laure Parny et Sylvain Deleuze, « Champigny célèbre la première rave-party de France, trente ans après », Le Parisien, 16 octobre 2021.

8 Nelson Goodman, L’art en théorie et en action. Paris, Editions de l’Eclat, 1996.

9 Entretien avec Manu Casana, Paris, 30 mars 2019.

10 La salle Omnisport, l’ancien nom du « Liberté ».

11 Entretien avec Thierry Lehuitouze, Rennes, 28 mars 2019.

12 Entretien avec Béatrice Macé, Avignon, 11 juillet 2018.