Les allers-retours constants entre le jazz et les musiques pop

15.01.2024

Dans ce texte, le conférencier Guillaume Kosmicki parle des nombreux liens tissés depuis plus d’un siècle entre jazz et musiques pop. Un article écrit à l’occasion de sa conférence du jeudi 7 décembre 2023, dans le cadre des Rencontres Trans Musicales.

Par Guillaume Kosmicki, conférencier

 

Le jazz est la source fondamentale des musiques pop occidentales, encore aujourd’hui, de nombreux artistes pop s’en revendiquent directement. Inversement, dans une dynamique constante, un aller-retour fait emprunter aux jazzmen et jazzwomen les chemins de la pop, ses langages, ses structures, ses instruments et ses thèmes.

Le jazz : une histoire d’un siècle et demi

Au cours d’une histoire vieille d’un siècle et  demi, le jazz traverse trois grandes catégories de la production musicale, qualifiées en langue anglaise de « folk music » (musique traditionnelle), « pop music » (musique populaire, dans le sens de musique de grande diffusion, dépendante de la puissance de l’industrie musicale et du showbiz) et enfin « art music » (musique savante, dont la construction fait appel soit à des procédés expérimentaux, soit à des connaissances poussées et des recherches sur les grammaires musicales, les structures et les thèmes, qui tendent parfois vers une certaine complexité).

Dès ses origines au XIXe siècle, le jazz plonge en effet ses racines dans les musiques traditionnelles africaines-américaines, marquées par le drame de l’esclavage (worksongs, blues, negro spiritual…), qui se mêlent à des musiques occidentales (jig irlandaise, emprunts de structures harmoniques de chansons populaires, instrumentation des fanfares…).

Trouble So Hard, par Vera Hall, 1937

Avec le développement de l’industrie du disque et l’exil des musiciens et musiciennes noir·es du Sud vers les grandes villes industrielles du Nord, le jazz devient au passage des années vingt une musique de grande diffusion, il commence sa conquête du monde au travers des enregistrements et des revues musicales pour devenir de fait une des premières pop musics de l’histoire. C’est l’époque du swing, des big bands, des grands clubs de Harlem (Cotton Club, Savoy Ballroom…). Le jazz fricote avec la comédie musicale, également en pleine explosion à Broadway, et avec le répertoire des chansons populaires de la Tin Pan Alley (surnom de la rue des éditeurs de musiques à New York).

Minnie the Moocher, par Cab Calloway, 1931, Brunswick Records

Enfin, au passage des années quarante, le jazz emprunte le chemin d’une certaine complexification harmonique, mélodique et structurelle, à partir du bebop et au travers de différents courants à venir, cool jazz, hard bop, modal jazz, free jazz…

Salt Peanuts (Undubbed), par The Quintet (Bud Powell, Charles Mingus, Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Max Roach), Jazz at Massey Hall (live à Toronto, Canada, le 15 mai 1953), Debut Records

Le jazz est donc partie prenante de l’apparition de la pop music. C’est la première musique qui connaît une telle exposition massive par l’industrie du disque et du showbiz. Par ailleurs, dans ses multiples ramifications, le jazz est à la base de très nombreux styles de pop music en Occident : rhythm and blues, rock, soul, funk, rap, disco, house music, voire techno, puisent plus ou moins directement à la source de ce vivier stylistique considérable. Enfin, le bagage du jazz, fondé sur la pratique instrumentale assidue, l’improvisation et le jeu collectif, ouvre naturellement vers une certaine curiosité musicale et un esprit aventureux de métissage et de création.

Le jazz s’empare des standards et des langages de la pop

Depuis la première décennie du Jazz Age, dans les années vingt, si le genre a créé des standards devenus très célèbres, il a dans le même temps régulièrement repris des airs de comédies musicales, soit elles-mêmes déjà teintées de jazz (par exemple, les œuvres de Gershwin, dont « Summertime », est tiré de Porgy and Bess de 1935, repris sans cesse depuis les années cinquante),

soit transformés en nouveaux étendards par les musiciens (comme « My Favorite Thing », de The Sound of Music, 1959, repris par John Coltrane en 1961).

 

Par la suite, le jazz s’empare sans discontinuer au fil des décennies de morceaux rock, soul, funk, comme le prouve encore le tout récent Your Mother Should Know: Brad Mehldau Plays The Beatles (2023).

 

Au-delà des reprises, le jazz adopte aussi parfois les langages de la pop music, ouvrant à chaque fois de nouvelles branches qui s’ajoutent à son arbre généalogique. Ainsi, en 1969, avec In a Silent Way, Miles Davis, en lorgnant du côté du rock psychédélique, inaugure la voie du jazz rock, qu’il poursuit avec différents albums importants (Bitches Brew en 1970, Get Up With It en 1974…).

Honky Tonk, par Miles Davis, extrait de Get Up With It, 1974, Columbia Records

Une voie qui sera suivie par de nombreux artistes : Chick Corea et son groupe Return to Forever, John McLaughlin, Tony Williams, Herbie Hancock, Joe Zawinul et Wayne Shorter et leur groupe Weather Report. Herbie Hancock évolue effectivement dans cette même veine au début des années soixante-dix, avant de s’ouvrir au funk avec son nouveau groupe The Headhunters en 1973.

De nombreux artistes s’engouffrent dans la brèche et beaucoup d’autres fusions découlent de là, touchant après le rock aussi au rap ou à l’electro. Elles se poursuivent jusqu’à nos jours avec des groupes comme Nout, trio de musiciennes curieuses et virtuoses batteuse, harpiste et flûtiste, qui balance entre rock progressif, punk et indus.

Edredon Sensible est un quatuor avec un sax baryton, un sax ténor et deux batteurs qui répètent inlassablement des riffs pétris de culture techno, enflammant des dance-floors improvisés au cœur des festivals de jazz.

Avec ce dernier exemple, on voit que les éléments fondateurs du jazz et ses gestes habituels peuvent être totalement remis en question par le métissage : pas d’improvisation (ou presque), pas de reprise d’un thème mélodique au travers de différents chorus, une structure uniquement en boucle continue, avec quelques breaks. Par ailleurs, depuis quarante ans déjà, le jazz a intégré les outils électroniques et les gestes qui en découlent, boîtes-à-rythmes, samplers, bassliners reposant sur la programmation de boucles. En 1986, Tutu, de Miles Davis et Marcus Miller, consacre la naissance de l’electro jazz, avec sampler et boîte-à-rythmes.

Cette énergie se prolonge dans la scène nu jazz des années quatre-vingt-dix. 1997 voit la naissance du duo français Cosmik Connection, orienté vers la drum and bass, ainsi que la sortie de Khmer de Nils Petter Molvaer, plus trip hop, et de New Conception of Jazz de Bugge Wesseltoft, mêlant les recettes de la house et de la techno avec les sonorités du big band, des jalons importants.

La pop se nourrit de jazz

D’un autre côté, il existe aussi des artistes pop curieux qui se nourrissent de jazz dans leur production, évoluant parfois à la frontière entre les genres. On peut citer en premier lieu le guitariste et compositeur Frank Zappa, et notamment l’album Hot Rats (1969),

ou le groupe psychédélique anglais Soft Machine à partir de 1966. Régulièrement, David Bowie, que son frère avait tout jeune initié au genre par l’écoute de nombreux disques, a fait appel à des musiciens de jazz au cours de sa longue et protéiforme carrière. Ainsi, sur « Aladdin Sane » (sur l’album éponyme de 1973), il s’alloue les talents du pianiste Mike Garson, qui finit par improviser un chorus dissonant aux portes du free jazz.

À la fin de sa vie, Bowie enregistre une version de « Sue (Or in a Season of Crime) » (2014) avec le big band de Maria Schneider.

Elle lui permet de rencontrer le groupe du saxophoniste Donny McCaslin,  qui l’accompagne sur son dernier disque, Black Star (2016). Dans cette même veine, la chanteuse et compositrice Björk teinte régulièrement au fil de ses albums plusieurs titres de jazz, s’accompagnant par exemple par un big band sur « It’s Oh So Quiet » (Post, 1995), la reprise d’une chanson interprétée en 1951 par Betty Hutton.

Le rap, au passage des années quatre-vingt-dix, a profité de l’amélioration constante des samplers pour piocher à des sources discographiques toujours plus variées en vue de nourrir les compositions. Un courant jazz rap se fait alors remarquer, avec différents groupes-phares aux États-Unis. On y compte De la Soul (3 Feet High and Rising, 1989), A Tribe Called Quest (People’s Instinctive Travels and the Paths of Rhythm, 1990), Guru (Jazzmatazz vol.1, 1993), The Roots et le groupe britannique Us3 (« Cantaloop », 1992).

Les emprunts au jazz par les samples se poursuivent dans le domaine des musiques électroniques au cours des années quatre-vingt-dix (trip hop, abstract hip hop, dub electro…). Par exemple, Carl Craig, un des artistes-phares, créateur de la techno de Detroit, montre son profond respect pour le genre avec son projet Innerzone Orchestra (Basic Maths, 1999). Les albums de Massive Attack, à commencer par Blue Lines (1991), sont parsemés de samples aux couleurs jazz.

Des artistes à la frontière entre les genres

Depuis Soft Machine dans les années soixante, nombre d’artistes ont évolué à la frontière entre les genres, comme Gong dans les années soixante-dix, dont les musiques expérimentales et psychédéliques empruntent librement aux deux univers, ou Miles Davis avec ses visées pop et sa volonté de conquête d’un public plus large, dans ses reprises de chansons de Michael Jackson ou Cindy Lauper (You’re Under Arrest, 1985) et encore dans sa collaboration avec le rappeur Easy Mo Bee (album posthume Doo-Bop, 1992).

Au cours des années quatre-vingt, Miles Davis a envisagé un temps de collaborer avec Prince, un artiste pop qui, de son côté, a aussi régulièrement navigué dans l’univers jazz au travers de certains de ses projets, à commencer par Madhouse (8 et 16, 1987) et jusqu’à The Rainbow Children (2001).

Dès 1995, St Germain (projet de Ludovic Navarre) se situe entre house music et jazz. Plus récemment, le saxophoniste jazz Thomas de Pourquery a sorti un album plus pop que ses productions habituelles, Back to the Dream (2021), avec des chansons comme « I Gotta Dream ».

C’est aussi le cas de la chanteuse et compositrice Jeanne Added qui, après un début de carrière jazz, sort quatre albums pop (Be sensational, 2014, Radiate, 2018, Air, 2020 et By your Side, 2022).

Aujourd’hui, de nombreux groupes catalogués « jazz » (faute de mieux ?) évoluent entre divers styles dans un métissage généralisé. Tel est le cas du groupe franco-syrien Saräb, entre musique arabe, jazz, funk, metal, hip hop (Qawalabese Tape, 2023).

Conclusion : une fusion généralisée qui accentue la parenté entre jazz et pop

Ces exemples récents démontrent que les liens naturels entre jazz et pop sont renforcés par un phénomène plus général, qui s’accentue toujours plus depuis son apparition il y a une cinquantaine d’années. Depuis les années soixante-dix, la musique, qu’elle soit pop, savante ou jazz, évolue vers une fusion généralisée, dans lesquelles les frontières sont toujours plus poreuses. Les explications sont nombreuses : la technologie, tout d’abord, qui permet de mixer, de monter, de métisser toujours plus facilement (que fait un DJ sinon fusionner deux sources distinctes ?). L’enregistrement a mis à disposition une sonothèque mondiale toujours plus gigantesque dans laquelle il n’y a qu’à se servir, et les outils sont nombreux pour le faire (samplers, logiciels…). Par ailleurs, depuis les années soixante-dix, la notion de progrès a été largement mise à mal par des crises économiques, politiques et écologiques. L’humanité ne croit plus en des lendemains qui chantent, et l’attitude de prospection qui caractérisait tous les arts via les avant-gardes a largement périclité au profit de cette fusion constante, soit avec les musiques du passé, qui ressurgissent continuellement, soit avec les musiques périphériques (les autres familles musicales, parfois très éloignées). Si des artistes touche-à-tout comme David Bowie ou Björk étaient encore rares il y a quelques décennies, ils sont aujourd’hui toujours plus nombreux à emprunter tout au long de leurs carrières des voies très diverses. Beaucoup de ceux et celles-là viennent du milieu du jazz, à l’image de Roni Kaspi, profondément liée au monde du jazz par son jeu virtuose, notamment batteuse au sein d’Avishai Cohen Trio, qui n’hésite pas avec son propre trio, tout particulièrement lorsqu’elle chante sur ses compositions, à emprunter les voies d’une pop raffinée, avec un jazz nimbé d’influences hip hop ou rock.