Brittany Davis, un soleil dans la nuit

24.11.2023

À l’approche de son concert aux Trans Musicales le jeudi 7 décembre au Hall 8 du Parc Expo, nous avons parlé avec l’artiste américain·e Brittany Davis ; de son lien étroit avec la musique dès sa naissance, de son “super-pouvoir” lié à la cécité, de la difficulté de vivre de sa musique quand on n’a pas de réseau dans ce milieu, de Stone Gossard, ainsi que de son concept de “film audio”. Comme pour mettre à distance et dépasser les nombreux obstacles qu’iel a croisés dans sa vie, Brittany Davis accueille les questions avec un grand sourire et livre ses réponses dans des éclats de rire encore plus grands, tel·le un soleil capable de percer le brouillard dans la nuit.

Pouvez-vous vous présenter et nous parler de votre lien avec la musique ?

Brittany Davis : « Je m’appelle Brittany Davis, je suis né·e et j’ai grandi à Kansas City, dans le Missouri, mais je vis à Seattle, dans l’État de Washington, depuis une dizaine d’années. Il me semble que mon périple dans la musique a commencé avant ma naissance, quand j’étais dans le ventre de ma mère. Je crois que la musique a été mon premier outil de communication et moyen d’expression dans ce monde. »

Quand avez-vous pris conscience de ce rapport si particulier à la musique ?

« Dès l’enfance. Je chantais tout le temps. J’inventais des chansons pour ma famille et je tapais des rythmes sur les meubles… [rire] J’étais un·e enfant assez turbulent·e, ou peut-être juste espiègle. Je me faisais souvent disputer, tout en faisant de la musique, en jouant du piano ou de n’importe quoi d’autre qui pouvait ressembler de près ou de loin à un instrument. [rire] »

Il y avait des instruments de musique à la maison ?

« En fait non, j’étais la seule personne à faire de la musique dans ma famille, alors il n’y avait pas grand-chose. Donc tout·e petit·e, je fabriquais des instruments à partir de n’importe quoi. Je mettais des élastiques sur des raquettes de tennis, je créais des guitares avec des boîtes de mouchoirs et des élastiques à cheveux. Et après je me faisais disputer… [rire] »

Vous écriviez déjà vos propres chansons ? 

« Oui, déjà à cette époque. Encore aujourd’hui, je ne fais presque jamais de reprises parce que je suis toujours en train de créer une nouvelle chanson. C’est ça mon job ! Je suis compositeurice ! J’adore composer. »

©Brittany Davis

Étant donné votre lien très fort à la musique, vous avez pris des cours dès la petite enfance ?

« J’ai eu vraiment très très peu de cours de piano, je suis essentiellement autodidacte. J’ai appris par moi-même cinq instruments différents. Et j’ai trouvé ça vraiment très amusant ! »

Sachant que vous jouez et que vous composez depuis votre plus jeune âge, et voyant ce que vous dégagez sur scène, on pourrait imaginer que vous avez déjà une belle expérience et quelques lignes à votre discographie. Mais étonnamment votre EP I Choose to Live, sorti en 2022, est votre premier disque. 

« C’est vrai qu’enregistrer un disque, c’était quelque chose que je voulais faire depuis très longtemps, mais je n’avais pas vraiment les ressources pour y arriver. Je viens d’un milieu et d’un quartier très pauvre et je ne connaissais personne dans le milieu musical autour de moi pour m’aider à me développer en tant que musicien·ne professionnel·le. Mais tout ça a changé quand je suis arrivé·e à Seattle. »

C’est très intéressant car le sujet n’est pas souvent abordé dans les interviews d’artistes : pour vivre de sa musique, il est souvent essentiel, voire incontournable, de pouvoir s’appuyer sur un réseau. Le talent ne suffit pas toujours, n’est-ce pas ?

« Absolument. Il s’agit souvent hélas de qui tu connais, et pas seulement de ce que tu sais faire. Il y a forcément plein de grand·es artistes inconnu·es, quelque part, dont on n’entendra jamais la musique, à cause de ça. C’est pour ça que l’un de mes objectifs en tant qu’artiste est de contribuer à faire connaître d’autres artistes, quand je serai plus connu·e. Oh j’ai hâte ! Si je deviens une superstar, mec, j’aiderai plein d’autres artistes pour qu’iels deviennent aussi des superstars ! [rire] »

Votre premier album annoncé pour cet hiver est un concept-album que vous décrivez comme un “film audio”. Cela semble vraiment intéressant, mais pouvez-vous nous en dire plus sur ce concept ?

« C’est ce que j’aime appeler un “film audio” ou un “film sonore”, c’est une histoire que je raconte. Parce que vous avez une certaine apparence, parce que vous agissez d’une certaine manière, parce que vous venez d’un certain quartier de la ville, on vous met dans une boîte. Cet album a pour but de transmettre ce que l’on ressent lorsque tous ces stéréotypes vous sont imposés et de dire comment cela impacte l’esprit, le corps, la partie physiologique et métaphysique en vous. Nous avons tous·tes ces problèmes que nous appelons “des problèmes d’image” auxquels nous devons faire face à un moment donné de notre vie, par exemple quand on vieillit et qu’on commence à nous faire comprendre qu’on est moins utile et qu’on a moins de valeur. J’avais envie de parler de ça dans une œuvre sonore pour célébrer et pleurer les hauts et les bas de la vie et la façon dont ces problèmes d’image affectent les gens différemment d’une personne à l’autre, d’une culture à l’autre. L’album est maintenant terminé, mais il n’est pas encore sorti. Ce ne sera pas avant 2024. Je suis vraiment heureux·se d’aborder ce problème de l’image, car c’est très présent dans ma façon de voir le monde, surtout en tant que personne aveugle de naissance. J’essaie de donner une vision profonde et détaillée de ma façon d’exister dans ce monde, en parlant aussi de comment on néglige parfois l’existence même des personnes handicapées. »

À propos de ce qui vous singularise, vous dites que vous “vivez la musique à travers l’esprit et les couleurs”.

« Oh oui ! Quand je crée de la musique, je ne crée pas seulement avec mes oreilles. Je crée avec tous mes sens : qu’est-ce que je ressens en jouant la chanson ? Quelle est son odeur ? Son goût ? Toutes ces choses entrent dans mes compositions, et toutes les différentes textures dans mes morceaux représentent tous les différents apports sensoriels que je ressens dans ma vie, jusqu’aux mots que j’utilise, aux voyelles et aux consonnes et tout le reste. Tout cela a une pertinence dans la carte sensorielle que j’ai établie. Alors oui, c’est comme ça. Si vous ne pouvez pas voir une couleur avec vos yeux, vous pouvez peut-être l’entendre avec vos oreilles, la couleur bleue par exemple, vous voyez ce que je veux dire ? C’est quelque chose de spécial… »

Un peu comme un super pouvoir.

« Oui, exactement ! [rire] »

Dans les comics Marvel, il y a un personnage aveugle doté de super-pouvoirs.

« Oui, c’est Daredevil. J’adore Daredevil ! [rire] »

Donc, comme Daredevil, vos autres sens sont plus développés et vous utilisez cela, en tant qu’artiste, dans votre processus de création ?

« Exactement ! Comme je n’ai pas la vue, je me concentre davantage sur les autres sens. »

Est-ce qu’écouter votre musique est suffisant pour vous connaître et vous comprendre ? Et réciproquement, pensez-vous qu’il est important d’en savoir plus sur vous pour bien comprendre votre musique ?

« Oh, ça, c’est une question vraiment puissante ! Donc je suppose que cela appelle une réponse au moins aussi puissante… [rire] Je veux être particulièrement honnête, parce que j’aime ce genre de questions : ma musique est ma façon de parler au monde. Et si vous voulez apprendre à me connaître, ma musique est un bon point de départ. Je crois qu’avec le temps, je vais apprendre à m’exprimer de mieux en mieux à travers ma musique, et il sera de plus en plus simple de comprendre clairement qui je suis. Cela va se révéler progressivement. Ma musique deviendra de plus en plus représentative de qui je suis. Pour l’instant j’en suis à mes premiers disques et je commence à peine à partager des petites parties de moi à travers ma musique. Mais à mesure que je vais me développer en tant qu’artiste et en tant que musicien·ne, je pense qu’écouter ma musique deviendra synonyme de me connaître. »

Parlons maintenant un peu de Stone Gossard, qu’on a connu en tant que guitariste de Pearl Jam, sans doute le groupe de la scène grunge de Seattle ayant eu le plus de succès, après Nirvana. Vous vous êtes retrouvé·e à jouer du clavier dans son groupe Painted Shield et il vous accompagne sur la production de vos disques. Comment vous êtes-vous rencontré·es et comment se déroule votre collaboration ? 

« Je l’ai rencontré par l’intermédiaire d’un de nos amis communs, et il est tombé amoureux de certaines des musiques que je lui ai faites écouter. Il m’a dit “viens au studio, il faut qu’on enregistre ensemble”. C’est à partir de là que notre amitié a commencé à grandir. Nous sommes devenus comme les deux doigts de la main, je ne sais pas vraiment comment ça a pu arriver. C’est une rencontre à la fois géniale et fantaisiste, c’est une connexion incroyable parce qu’il m’a donné tellement de nouvelles perspectives sur la façon dont la musique peut se concevoir en tant que production, en tant qu’idée, en tant que rêve. Nous ne produisons pas les morceaux en studio comme on le fait traditionnellement, tout est abordé avec fantaisie et plaisir. Je viens d’un endroit où la musique doit être très tendue, rigoureuse, avoir du sens et aspirer à une sorte de “grandeur”, mais Stone m’a beaucoup appris sur le fait d’être délibérément un peu décalé·e et aussi plus chaotique au niveau du son. Je ne pouvais pas imaginer faire ce voyage avec quelqu’un d’autre. C’est tout simplement une personne fabuleuse et quelqu’un d’extrêmement cool avec qui travailler. »

©Brittany Davis

Avec votre premier EP, on comprend que votre univers musical se situe quelque part entre soul, R&B et hip hop. Mais en découvrant votre musique en live lors d’une session pour les Tiny Desk Concerts, on a découvert un son beaucoup plus rock. 

« C’est un tel honneur de faire ce genre de prestation. Et je n’avais jamais eu l’occasion de jouer avec ces dames auparavant. On s’est rencontré·es à peine trois jours avant et on a répété à fond. On a donc eu une grosse montée d’adrénaline et c’est pour cela que c’était si puissant. Sans parler du fait qu’elles font partie des musiciennes les plus talentueuses au monde et qu’elles ont toutes travaillé avec les artistes les plus renommés [notamment Prince]. Mais quand ces dames ont commencé à jouer, c’était comme si mes yeux s’étaient ouverts, comme si je voyais la lumière. Je me suis dit : tu veux te déchaîner ? Alors vas‑y ! Parce que j’avais soudain envie de voir les choses de la même manière qu’elles. Et c’était une belle vision. Je crois que, parfois, ce feeling rock me convient vraiment. J’adore le jeu de guitare de Kat Dyson, la basse de Divinity Roxx et la batterie de Cora Coleman et cela m’a donné l’opportunité de vraiment déployer mes ailes, de devenir un peu plus “grunge” et de ne plus être aussi coincé·e dans ma boîte. Donc d’atteindre un certain lâcher prise, d’être moi-même. »

Ce n’est pas votre groupe habituel ?

« Non, ces musiciennes ont juste participé à un moment particulier de mon parcours et je suis maintenant accompagné·e d’un nouveau super groupe avec qui je viendrai aux Trans Musicales ! »

Pour finir sur un petit questionnaire rapide, pouvez-vous nous donner le nom d’un·e artiste soul qui vous a marqué·e ou influencé·e ?

« John Legend. Oh mon Dieu. J’adore John Legend ! »

Ok, et en rock ?

« J’ai récemment découvert un groupe britannique incroyable, Tigercub, sur Loosegroove Records, le label de Stone [Gossard]. »

Et côté hip hop ?

« Oh, c’est une question très difficile… Je vais dire 2Pac ! Tupac Shakur était un forgeron des mots. »

Brittany Davis sera en concert au Hall 8 du Parc Expo le jeudi 7 décembre, dans le cadre des 45es Trans Musicales.