Raül Refree à l’Opéra de Rennes : “J’ai envie de créer quelque chose de spécial pour le festival”

14.11.2023

Le compositeur, musicien et producteur espagnol Raül Refree, révélé notamment par ses collaborations avec ses compatriotes Rosalía, Rocío Márquez, Niño de Elche ou Rodrigo Cuevas, est un artiste singulier, au croisement des musiques pop, traditionnelles, classiques et avant-gardistes. Un profil rare et cher aux Trans Musicales, dans la lignée de quelques autres inclassables précédemment programmés sur le festival, tels que Yann Tiersen, Moondog ou Olivier Mellano. Actuellement en plein travail pour la création, dans le cadre des 45es Trans Musicales, de l’adaptation scénique de son album el espacio entre, il a pris le temps fin octobre de nous accorder un long entretien dans lequel on en apprend plus sur son approche de la musique, son rapport à Moondog, ainsi que sur les trois concerts qu’il présentera du vendredi 8 au dimanche 10 décembre sur la scène de l’Opéra de Rennes.

 

Tout d’abord, sans détailler toute votre histoire, pouvez-vous nous donner un bref aperçu de votre périple dans la musique ?

Raül Refree : « Je fais de la musique depuis que je suis enfant. D’abord par l’étude de la musique classique, puis du jazz et de l’improvisation. Je pense qu’aucun de mes professeurs n’a jamais été content de moi en tant qu’élève parce que je n’étais pas vraiment intéressé par le fait de répéter des choses, alors que l’éducation musicale classique est justement basée sur la répétition. Il m’a fallu du temps pour le comprendre, mais s’il y a bien une chose que j’aime faire en musique, c’est créer de nouvelles choses à chaque fois, en fonction de ce que je ressens sur le moment.  Je suppose que c’est un peu pour cela que je suis devenu producteur, même si je n’ai jamais vraiment chercher à l’être. Ça peut sembler surprenant ou cliché dit comme ça, mais c’est surtout une histoire de rencontres et le fait que des musiciens que j’admirais sont venus vers moi pour me demander de travailler avec eux sur un disque. Je ne pouvais que dire “oui” ! Je devais le faire, travailler avec tous ces grands noms du flamenco, ou Lee Ranaldo [l’un des membres du groupe américain Sonic Youth], tous ces gens dont j’étais un grand fan quand j’étais plus jeune. »

« S’il y a bien une chose que j’aime faire en musique, c’est créer de nouvelles choses à chaque fois »

Quand on voit la liste de vos collaborations et productions, même si ce sont à chaque fois des univers bien différents, on devine qu’il y a une sorte de logique et de cohérence dans les projets que vous choisissez. 

« Je pense que cette logique, cette cohérence entre tous ces projets, vient du fait que je ne fais pas de séparation entre mes travaux en tant que producteur, les albums de collaborations avec d’autres artistes et mes propres disques, parce que je sens que tout est lié. Je ne travaille pas différemment dans ces différents types de projets. Tout est influencé par ce que j’ai fait auparavant, à chaque instant je suis le produit de ce que j’ai appris auparavant. Et j’essaie toujours de jouer ce que je ressens à ce moment-là. Si vous faites une liste de mes disques, ma “discographie personnelle”, vous ne mettrez peut-être pas tous ceux que j’ai produits, peut-être juste les disques de collaboration. Mais pour moi, tout est lié, il y a une continuité. »

Sachant que vous ne venez pas du flamenco, comment en êtes-vous arrivé à travailler avec des artistes de ce milieu ?

« Je ne me suis pas lancé dans le flamenco parce que c’était mon style. Je n’avais pas prévu de devenir producteur, et encore moins producteur de flamenco. Quand Kiko Veneno, l’un des plus grands noms de la scène espagnole de ces quarante-cinq dernières années, m’a demandé de produire son disque [Sensación Térmica, 2013], j’ai été très surpris. Il a collaboré avec des gens comme Camarón de la Isla, notamment sur son disque La Leyenda del Tiempo [1979], l’un des disques les plus importants du flamenco contemporain. Nous avons donc commencé à travailler ensemble et il m’a fait écouter de très vieux enregistrements de flamenco de La Niña de los Peines et de Manolo Caracol. Et j’ai compris à ce moment-là que je n’étais pas, jusque-là, un grand fan de flamenco parce que je ne ressentais pas grand-chose avec le flamenco tel qu’on le joue aujourd’hui. Mais d’un autre côté, en découvrant ces guitaristes, chanteuses et chanteurs qui n’étaient pas parfait·es, qui étaient très brut·es et même punk d’une certaine manière, j’ai compris que l’essentiel était ici plus dans la chanson que dans la technique ou l’instrument. Et donc j’y ai trouvé une approche de la musique semblable à la mienne, dans un style de musique différent, mais dont je pouvais sans doute me rapprocher. J’ai trouvé cette musique rude et pleine d’aspérités, et dans un sens, pas si éloignée que ça de Fugazi… Donc c’est là que tout a commencé, j’ai rencontré Rosalía, Rocío Márquez est venue me voir pour enregistrer, puis Niño de Elche. Et tout d’un coup, je me suis retrouvé très impliqué dans le flamenco. J’ai été presque choisi pour être celui qui pouvait changer les choses quand un artiste de flamenco avait besoin, pour un nouveau projet, d’aller vers quelque chose de différent. »

Revenons au présent et à el espacio entre : quel est le concept de cet album ? 

« Comme je m’implique dans beaucoup de projets d’autres personnes, je n’ai souvent pas le temps de réfléchir à mes propres disques et il arrive donc souvent que mes compositions ne finissent même pas sur des disques, comme par exemple celles que je réalise pour des bandes originales de films. Parfois, je prends soudainement conscience que certaines de ces musiques créées durant une même période pourraient devenir un disque parce qu’elles ont un lien entre elles. C’est ce qui est arrivé pour el espacio entre : j’ai trouvé un lien entre deux bandes originales de films, je les ai retravaillées et j’y ai ajouté plusieurs nouvelles compositions qui ont permis de renforcer ce lien. Ça part de la musique que j’ai composée pour un film muet de 1930 qui s’appelle La aldea maldita [réalisé par Florián Rey], qui parle de l’Espagne de ces années-là, au centre du pays, dans une campagne très pauvre où les gens devaient rejoindre la ville pour chercher une vie meilleure. C’est assez tragique, un peu comme du Murnau [Friedrich Wilhelm Murnau, l’un des maîtres du cinéma expressionniste allemand dans les années 1920], mais en Espagne. Le film a été restauré parce que certaines parties avaient été perdues à la Cinémathèque espagnole. Ils ont donc créé une nouvelle version du film et m’ont demandé de composer et d’enregistrer une nouvelle bande originale, d’abord uniquement pour les archives. Finalement, tout s’est si bien passé qu’il a été projeté au cinéma. Ce film parle de la perte, donc d’un changement. Il s’agit de quitter son logement et le lieu où on est né, pour aller vivre dans un endroit inconnu. Je me suis donc dit que l’album serait justement basé sur la notion de changement. Sur le fait qu’on n’est jamais la même personne à deux moments différents, même à seulement cinq minutes d’écart, par exemple après avoir écouté de la musique.

« J’aime vraiment l’espace entre les notes car c’est cet espace qui fait que la musique devient ce qu’elle est. »

Nous évoluons constamment parce que des choses arrivent dans la vie. C’est comme si une seule note, une chose toute simple, pouvait changer ta vie. Parallèlement à la musique du film muet, je travaillais aussi sur la bande originale d’un film sur le drame du Bataclan, Un año, una noche [de Isaki Lacuesta, 2022]. Cet événement a évidemment été une expérience traumatisante pour beaucoup de gens. Vous allez à un spectacle et le lendemain, si vous survivez, vous êtes une personne différente. Et j’ai senti que tout était vraiment lié. Même Lamento della ninfa [le madrigal de Claudio Monteverdi que Raül Refree emprunte et déterritorialise dans el espacio entre], ce morceau fait partie du disque parce que je l’ai utilisé dans le film. Il s’agit de la façon dont les sentiments peuvent changer votre avenir, de ce que vous ressentez à l’égard de l’autre personne. Un jour, tu te rends compte que l’autre ne t’aime plus, et alors il faut avancer. Il s’agit de changement, de mouvement. »

Donc de “l’espace entre” deux états, c’est bien ça ?

« Exactement. »

Est-ce qu’il s’agit aussi du silence, par exemple en musique ?

« Oui, ce sont les deux choses à la fois, l’espace entre les deux peut être super grand ou super petit, mais c’est un espace en tout cas. Il y a une différence entre la personne que vous êtes maintenant et la personne que vous allez être après cet entretien, j’espère que vous serez un peu différent après m’avoir entendu parler, et moi aussi, bien sûr, après avoir parlé avec vous et entendu vos questions. C’est la même chose avec la musique. J’aime vraiment l’espace entre les notes car c’est cet espace qui fait que la musique devient ce qu’elle est. Parfois, nous pensons que le son est la seule chose importante, comme les événements importants qui se produisent dans notre vie. Mais ce sont les espaces entre ces événements qui font de vous qui vous êtes. Et l’espace entre les notes est ce qui fait que tout cela est de la musique. »

Dans l’album, vous utilisez donc un madrigal de Monteverdi comme vous l’évoquiez tout à l’heure. Est-ce que vous pouvez nous en dire plus sur cette idée et sa réalisation ? 

« Oui, je parlais tout à l’heure du film Un año, una noche, et c’est donc le réalisateur Isaki Lacuesta qui m’a demandé d’enregistrer Lamento della ninfa de Monteverdi, dans une version classique. Je l’ai donc fait. Et puis plus tard, je me suis dit que je pouvais composer de la nouvelle musique avec toutes les pistes enregistrées. L’idée était donc de reprendre et de remodeler autrement une matière première pré-existante, en manipulant encore plus les voix et les instruments, afin de créer une musique différente et vraiment nouvelle. C’est un hommage à Monteverdi, parce que j’aime vraiment la façon dont il composait et je voulais essayer de donner une nouvelle vie, un nouveau regard, et créer quelque chose de nouveau à partir de cette œuvre. »

Les traitements sonores appliqués à cette voix ainsi que l’atmosphère qui en émerge évoquent certains morceaux de l’artiste anglais Matt Elliott, cette impression d’entendre le chant d’un fantôme ou d’une âme perdue…

« J’aime vraiment beaucoup Matt Elliott, c’est une très bonne influence à avoir [rire]. Quand je compose, je ne pense évidemment jamais en termes de références, de façon consciente. Mais parfois, quand je vais dans une certaine direction – musicalement – puis que j’écoute ce que j’ai fait, il arrive que je trouve des similitudes avec des choses que j’aime, et ça me plaît. Je n’ai évidemment rien contre ce genre de demie-influence inconsciente. Avant même d’être un musicien, je suis quelqu’un qui aime écouter de la musique et j’en écoute beaucoup. J’ai tellement appris en écoutant de la musique. Je sais qu’il y a des musiciens qui n’écoutent pas beaucoup de musique et j’ai toujours du mal à comprendre ça. Pour moi c’est la base quand vous êtes musicien : vous devez vous nourrir de nouvelles musiques chaque jour.

©Marc Gasch

Parfois on me demande comment je peux être impliqué dans autant de types de musique différents. Comment je fais pour être dans le flamenco un jour, puis jouer le lendemain avec un musicien africain et ensuite quelque chose de plus expérimental avec Lee Ranaldo… ou du classique avec du Monteverdi ? C’est simplement parce que je n’ai jamais appréhendé la musique comme une série de styles précis et distincts. Certaines personnes vont dire qu’elles aiment le rock’n’roll des années 50. Ou la musique traditionnelle du Mali. Moi, quand on me demande si j’aime le flamenco, je dis non, je n’aime pas le flamenco. J’aime ce disque. J’aime cet autre disque. Mais celui-là, je ne l’aime pas tellement. Je ne peux pas dire que j’aime le genre. De même pour le heavy metal ou telle musique africaine. Et je ne peux pas rester dans un seul genre. Parce que quand je joue, quand j’écoute, je n’écoute pas un genre. J’écoute de la musique. Et je l’aime ou pas. C’est juste ça la question. Si ça me plaît, si ça me touche, c’est bien. Je me fiche de ce que c’est. »

Pour revenir à votre musique et à vos concerts aux Trans Musicales, après avoir écouté votre album avec attention, on peut se demander quelle forme il va prendre sur scène. Vous allez d’abord le jouer en Espagne ?

« Non, ce sera la première fois à Rennes ! Dès qu’on a su que les Trans Musicales étaient intéressées, on s’est tout de suite dit que c’était le meilleur endroit pour présenter cette création. Pour ce qui est du passage à la scène, j’avoue que ce n’est pas un disque facile à jouer en live. Si j’essayais de répéter sur scène le disque tel qu’il est… déjà dans le principe je n’aime pas faire ça, mais là je ne saurai même pas comment faire, ce serait impossible. Ce que je vais faire, c’est créer une toute nouvelle version. C’est ce que je suis actuellement en train de faire. J’ai d’ailleurs eu une réunion ici à la maison ce matin avec mon ingé lumière à ce sujet. Il a créé une scénographie vraiment très belle et je suis super content. C’est un peu comme une boîte, comme une petite boîte dans laquelle je vais être. Bon, c’est difficile à expliquer, mais la conception des lumières et la scénographie sont si belles… Mon idée est donc de créer quelque chose qui serait plus une expérience pour le public, un peu comme une installation dans laquelle je vais jouer. J’aimerais que les gens aient l’impression de voyager. Je ne veux pas reproduire ce truc de “une chanson, puis les applaudissements, puis une autre chanson, etc”. Mais plutôt proposer un voyage.

« J’aimerais que les gens aient l’impression de voyager »

Tout n’est pas encore fixé à ce jour, mais il est probable que je sois accompagné par une musicienne que j’aime beaucoup, une percussionniste classique issue de la musique contemporaine. Elle chante aussi, elle est soprano, elle peut chanter les lamentos de l’album. Elle peut jouer de beaucoup d’instruments comme du marimba ou du balafon. Je pense qu’elle sera là avec moi, c’est presque sûr. Moi j’aurai le piano, les différentes guitares, les samplers, mais pour le reste, je ne sais pas encore si on sera en duo ou en trio. Mais pas plus, car au-delà, il n’y a plus assez d’espace pour l’improvisation. Ce qui est sûr, c’est que pour ces concerts à Rennes, j’ai vraiment envie de créer quelque chose de spécial pour le festival et pour l’opéra. Je pense même que je vais présenter de nouveaux morceaux, de nouvelles choses inspirées par el espacio entre. »

Peut-être ne le savez-vous pas mais vous serez seulement le troisième artiste, en 45 éditions, à présenter une création sur cette scène de l’Opéra de Rennes, dans le cadre des Trans Musicales. Le premier a été Moondog en 1988. Et le deuxième, Olivier Mellano en 2012.

« Wow… je me sens honoré et très fier. Tout d’abord, Olivier, je l’admire. Cela fait longtemps que nous ne nous sommes pas vus, mais je pense que nous avons de l’amitié l’un pour l’autre et que nous partageons des goûts musicaux [les deux ont collaboré ensemble puisque le Rennais a joué de la guitare sur None, le deuxième album du Barcelonais, sorti en 2003]. Je l’aime beaucoup en tant que personne et en tant que musicien. Ensuite Moondog : c’est fou… J’ai eu une période il y a quelques années où j’étais totalement obsédé par sa musique, quels que soient les enregistrements, mais en particulier ceux à l’orgue et au piano… mais vraiment ! Je l’aime beaucoup en tant que compositeur, je pense qu’il est une de mes grandes influences. Donc wow… C’est génial ! »

Et quel est votre enregistrement préféré de Moondog ?

« Il est toujours difficile de répondre à cette question, mais ce que je peux vous dire, c’est que même si j’ai des périodes où j’écoute plus tel ou tel album, je reviens toujours à un moment à Moondog in Europe. »

Ce lien avec Moondog, c’est vraiment intéressant, et tout à fait logique par rapport à ce que vous avez dit précédemment sur le fait de ne pas être dans un genre musical précis. Considérer la musique dans son ensemble, simplement comme de la musique. Ne pas faire du jazz, ni de la musique classique ou traditionnelle, mais juste de la musique. C’est aussi cela que représente Moondog, cette ouverture totale et cette liberté.

« Oui. Je pense que nous partageons probablement cela avec Olivier, c’est sûr. Concernant Moondog, il est impossible de créer toute la musique qu’il a composée sans penser la musique comme un Tout. Mais oui, je pense que nous partageons avec ces deux compositeurs cet amour pour la musique dans sa globalité. Et je pense à une autre chose que nous partageons probablement – même si je me sens un peu mal à l’aise en me comparant à ces deux musiciens : je pense que nous ne comprenons pas la musique comme étant liée à un seul instrument. Quel que soit l’instrument dont ils jouent, ils essaient de créer de la musique avec des timbres différents. Et jouent de ces instruments d’une manière opposée à celle avec laquelle ils sont censés en jouer. Ils ne pensent pas la musique de façon classique. Il ne s’agit pas juste de prendre un piano et un violon. Pour créer de la musique, il faut essayer de créer des timbres. Et je pense que de la même manière, en additionnant différents instruments on obtient un nouveau timbre, comme si on jouait d’un instrument d’une manière différente. Il n’y a pas seulement des mélodies, des rythmes et des chansons. Il y a aussi des timbres et des textures. La texture est si importante dans les émotions. Dans la musique et dans le silence. D’une certaine manière, il n’y a pas qu’une seule sorte de silence. Parfois on croit que le silence est une chose et la musique en est une autre. Mais il y a tellement de couleurs différentes dans le silence, et il y a donc différentes sortes de silences. C’est aussi ça, “l’espace entre”. »

Écouter l’album

Réservation

Le concert est en placement libre, assis (catégorie unique).

Billetterie Weezevent