Jarry J’arrive : Pierre Fablet, l’Ubu et le Père Ubu

29.06.2023

Le mardi 4 juillet à Rennes, les adeptes d’Alfred Jarry se retrouveront à l’Ubu pour célébrer les 150 ans de l’auteur reconnu comme précurseur du surréalisme et dont le personnage le plus célèbre a donné son nom au mythique club de la rue Saint-Hélier. Avec des performances live créées pour l’occasion, de la spontanéité et une dose d’absurdité chère au dramaturge, cette soirée des plus singulières est aussi et surtout un épilogue festif à l’événement inclassable Jarry J’arrive. Explications et interview de l’un des artistes au programme de cette soirée pas comme les autres : Pierre Fablet, créateur visuel et sonore indissociable de la première vague de la scène rennaise.

JARRY J’ARRIVE est une « course cycliste pataphysique » entre Saint-Brieuc et Rennes qui célèbre les 150 ans de la naissance d’Alfred Jarry. Un événement à mi-chemin entre performance artistique et sportive, imaginé par le journaliste et critique littéraire Richard Gaitet et mis en œuvre avec le soutien et l’accompagnement de la fabrique artistique Au Bout du Plongeoir.

À l’issue de 3 jours d’épreuves ubuesques et décalées, rendez-vous à partir de 20h  à l’Ubu (le club) pour une cérémonie finale avec remise de coupe (de cheveux) ainsi qu’une programmation musicale incluant des performances et concerts d’artistes ayant un lien fort avec l’héritage artistique d’Alfred Jarry : Pierre Fablet en solo guitare/voix, pour un hommage au groupe américain Pere Ubu ; Fantazio, musicien et comédien de théâtre adepte de la performance inédite et sur-mesure, se présentera également en solo avec sa contrebasse et sa voix ; puis le trio rock/jazz/electro Concombre, atterrira sur la scène biscornue de l’Ubu, tout droit sorti d’un film de science-fiction de série B des 70s dans lequel un étrange organisme vert cherche à prendre le pouvoir… Enfin, les Nova DJs de Radio Nova complèteront ce plateau singulier qui place définitivement l’Ubu sur l’itinéraire cyclable d’Alfred Jarry.

Affiche des premières Rencontres Trans Musicales (Pierre Fablet, 1979).

Pour en savoir un peu plus sur sa performance à venir et sur son rapport à Alfred Jarry et à son œuvre, nous avons échangé avec le guitariste et plasticien Pierre Fablet, compagnon de route des Trans Musicales et de l’Ubu depuis les débuts (il a notamment participé à l’organisation de la première édition du festival en 1979 et en a même créé l’affiche). L’occasion de glaner quelques anecdotes sur lui, sur l’Ubu et sur le groupe Pere Ubu

 

 

 

 

 

 

Les Trans : Étant donné l’esprit de la programmation, avec Concombre, Fantazio et toi, on imagine que Jean-Louis Brossard [le directeur artistique des Trans et de l’Ubu] vous a à la fois commandé quelque chose de spécial, tout en vous laissant une carte blanche pour votre performance.

Pierre Fablet : Oui, complètement. Je ne savais pas trop quoi faire d’ailleurs… Au début, son idée était que j’intervienne avec ma “guitare-bidon” que j’utilisais dans le temps, une guitare dont le corps est constitué d’un pot de peinture. Il trouvait que l’idée était marrante mais ça ne m’enchantait pas tant que ça de ressortir cette guitare. Moi, j’avais fait une proposition à partir de mon travail avec des électrophones. L’idée d’utiliser des disques avec des sillons fermés évoquait pour moi un rapprochement avec la gidouille [la spirale dessinée sur le ventre du personnage du Père Ubu créé par Alfred Jarry] mais ça ne l’a pas convaincu. Finalement, je suis parti sur une tout autre idée : reprendre The Modern Dance, le premier album du groupe américain Pere Ubu sorti en 1978, dans l’ordre du tracklisting original, tout seul à la guitare et à la voix.

Un projet plutôt ambitieux vu le statut de ce disque dans l’histoire du mouvement post-punk… [Jean-Louis Brossard l’a d’ailleurs décrit comme « Un chef d’œuvre absolu du rock américain »]

The Modern Dance, premier album de Pere Ubu sorti en janvier 1978 chez Blank Records.

Oui, c’est un boulot assez énorme mais ça a l’air de fonctionner… En fait, je regrette beaucoup que l’héritage de Jarry ne tienne pas assez compte de ce groupe qui a fait un travail vraiment intéressant sur sa pièce Ubu roi [dans l’adaptation Bring Me The Head Of Ubu Roi, créée en avril 2008 au Queen Elizabeth Hall de Londres]. Je trouve dommage que ce ne soit pas assez reconnu… Jean-Louis m’a dit qu’il avait essayé de faire venir son fondateur David Thomas et ses musiciens, mais qu’ils n’étaient pas dispos… Son avant-dernier album, il l’a imaginé un peu comme un testament. Ça s’appelle The Long Goodbye [2019], du titre d’un roman de Raymond Chandler. C’est un album un peu particulier, mais qui est très bien aussi. De toute façon, moi, je suis un fan inconditionnel… Je suis peut-être même “le fan numéro 1” puisque David Thomas m’avait avoué que j’avais été en 1978 le premier à écrire à l’adresse qui était au dos du premier album. Je me souviens encore de cette adresse : 3206 Prospect avenue, Cleveland, Ohio. J’avais écrit un petit mot et j’ai été ensuite en correspondance avec David Thomas pendant quelques temps. Je lui avais demandé les paroles des chansons pour les mettre dans mon petit fanzine Actualités du Monde Libre, vers 1979–1980. On avait un peu échangé, c’était sympa.

En dehors du nom du groupe Pere Ubu, quel lien fais-tu entre David Thomas et Alfred Jarry ou son personnage du Père Ubu ?

Je trouve que la façon de chanter de David Thomas est complètement ubuesque. C’est une farce, il hurle, il vocifère sans arrêt. Et donc, il a pour moi cet aspect de pantin, de farceur… David Thomas l’incarne complètement. Ses textes à lui sont en anglais, évidemment, mais j’ai été très sensible à ce groupe dès que le premier album est sorti. Ça a été pour moi un album essentiel. Les suivants aussi, bien sûr, mais celui-là est resté vraiment culte.

 

David Thomas, backstage à l’Ubu lors des Trans Musicales 1996.
Photographes : Christophe Le Dévéhat (gauche) et Richard Dumas (droite).

Et si on excepte ton goût pour son œuvre, as-tu un lien particulier avec Alfred Jarry ? 

J’ai été comme lui élève au lycée Zola et j’ai eu cours de physique dans la salle où enseignait le professeur Hébert [le professeur surnommé “Père Ébé” qui a inspiré à Alfred Jarry et ses camarades le personnage d’Ubu]. Et donc oui, ça m’a toujours amusé ce lien. Quand l’Ubu — le club — a été créé, Jean-Louis, Béa [Macé] et Hervé [Bordier] m’ont demandé de faire un logo pour ce lieu. J’étais parti dans des délires qui étaient graphiquement peut-être un peu trop barrés. J’avais travaillé sur le Père Ubu… d’ailleurs, je vais peut-être me faire un masque avec la tête du Père Ubu que j’avais faite à l’époque. Je pourrai même en faire plusieurs…

Revenons à ton concert pour la soirée Jarry J’arrive à l’Ubu. Tu seras donc seul sur scène, en guitare-voix ? 

Oui, mais j’aimerais bien aussi avoir des chœurs. Je pense que Jean-Louis pourrait faire les “MERDRE ! MERDRE !”. Je vais peut-être aussi demander à Richard Dumas s’il veut bien…

Et pour ce live, est-ce que tu penses utiliser un looper pour créer des boucles de guitare en live ?

Oui, il y aura un peu de boucles, parce que c’est assez évident ou naturel d’en avoir sur la plupart de ces morceaux, mais je ne le fais pas systématiquement. Je le fais si je trouve que ça a du sens. Pour chaque morceau, j’essaie de faire en sorte que je puisse le jouer à la guitare et le chanter de la façon la plus naturelle possible. C’est vrai que la boucle peut rendre service sur une bonne partie de ces morceaux. Il y a effectivement des développements répétitifs harmoniques qu’on peut boucler facilement, ce qui permet ensuite d’aller chercher des interactions avec les autres instruments.

Qu’est-ce que l’Ubu – le club – a d’ubuesque pour toi ?

Je dirais sa forme “gidouillesque”… cette spirale architecturale qui englobe la scène et une partie de la salle et qui peut sembler catastrophique pour le public car ça réduit forcément le nombre de places avec une bonne visibilité. Mais autrement, ce club est né à une époque d’une richesse incroyable. Il y a une histoire qui est fantastique. Et j’y ai joué tellement de fois…

D’ailleurs, à l’Ubu, quel est ton meilleur souvenir de concert auquel tu as participé en tant qu’artiste ?

Pierre Fablet aux Trans Musicales 1982 avec le groupe Tohu Bohu. Photographe : Loïc Lostanlen.

J’ai des très bons souvenirs avec différentes formations que j’ai eu dans les années 1980/1990. Par exemple avec le trio Locus Solus [en première partie de Zoot And The Roots en avril 1989, puis de Barrence Whitfield & The Savages en juin de la même année, avec Pat Travers en novembre 1994 ou encore G. Love & Special Sauce en février 1996]. Ou encore Les Petites Pyramides avec qui j’ai fait la première partie de Rufus Thomas [en octobre 1987]. Mon père, qui habitait dans la rue Saint-Hélier [la rue de l’Ubu] était venu voir le concert. Et il était très étonné de constater que Rufus Thomas était plus âgé que lui. Ça, c’était drôle… 

J’ai fait plein d’autres premières parties d’artistes avec d’autres groupes comme Tohu Bohu ou Le Train Fantôme. Et puis sous mon nom aussi, j’ai fait quelques apparitions en solo, en live ou même en tant que DJ [avec Luther Johnson en mars 1993 ou encore Pere Ubu en 2015…]. Il y a aussi eu quelques réveillons, mais pas forcément avec une programmation très précise, plutôt des groupes et musiciens rennais qui collaboraient ponctuellement ensemble. J’ai vraiment plein d’excellents souvenirs à l’Ubu. Beaucoup trop pour n’en retenir qu’un seul… 

Pourquoi l’Ubu (le club) s’appelle l’Ubu ?

Bien longtemps avant la création du Théâtre National de Bretagne en 1990, son bâtiment accueillait la Maison de la Culture de Rennes. Et pour permettre aux jeunes parents de continuer à vivre une vie culturelle trépidante, ce lieu ouvert en 1968 utilisait une salle annexe comme garderie. Employé ensuite ponctuellement comme café-théâtre, ce lieu avait pour nom « Salle Jarry » – du nom du célèbre auteur qui avait été élève au lycée d’en-face, l’ex-lycée de Rennes aujourd’hui connu comme collège et lycée Émile-Zola. En 1984, la Maison de la Culture, avec l’aide de membres des Trans Musicales, organise plusieurs soirées de musique live. Cet évènement ponctuel est alors logiquement baptisé « Les Nuits de Jarry » et préfigure ce qui deviendra à partir de 1987 un club à la programmation régulière. Entre temps, la Salle Jarry aura été renommée « Ubu ». Et la gidouille fut bouclée.