De la rencontre à la relation d’un acteur culturel avec un laboratoire de sciences humaines et sociales

06.05.2021

Si vous avez été festivalier·ère des Trans Musicales, vous avez pu, au cours de ces dernières années, répondre à des enquêtes des publics, à des entretiens individuels ou groupés, participé à des tables rondes, à des focus groups (groupe de discussions sur une thématique donnée). Ce travail est le fruit d’une rencontre en 2007 entre la directrice des Trans, et des chercheur·e·s en sciences humaines et sociales, du laboratoire de sciences de l’information et de la communication de l’Université d’Avignon. Cette rencontre a évolué en un partenariat et en une relation de compagnonnage au long cours entre ces deux milieux, celui de la recherche et celui du spectacle vivant en musiques actuelles. À chaque édition Trans Musicales depuis 2014, une cohorte d’étudiant·e·s de master 2 et de chercheur·euse·s, spécialisé·e·s sur les enquêtes des publics de la culture et des festivals, se déplacent et font du festival leur terrain de recherche. Des rapports d’enquête sont produits chaque année et permettent aux Trans d’avoir une analyse et une vision scientifiques du rapport des publics à leur projet. Dans un article précédent, nous communiquions sur les synthèses des enquêtes menées sur les publics des Trans Musicales depuis 2016. Nous vous proposons ici des éléments supplémentaires pour comprendre cette recherche.

C’est sur le terrain festivalier, aux Vieilles Charrues pour être précis, que les Trans et le laboratoire Culture et Communication de recherches en sciences humaines et sociales se rencontrent en juillet 2007. Les chercheur·euse·s du laboratoire travaillent à ce moment-là, entre autres, sur le Festival d’Avignon et le Festival de Cannes. S’inscrivant en sociologie et en sciences de l’information et de la communication, ils et elles produisent des enquêtes sur les publics de ces festivals. L’appétence des Trans pour les recherches sur les publics, et celles des chercheur·euse·s pour de nouveaux terrains de recherche, ont permis de développer une enquête sur les publics des Trans Musicales et de nouvelles manières de travailler la relation avec les publics. Prendre le parti de travailler avec un laboratoire de recherche invite aussi à se confronter à des regards différents, divergents, dérangeants mais tout aussi pertinents sur notre projet. 

Avant cela, les Trans étaient déjà intéressées à connaître leurs publics via des enquêtes dont nous notons le développement exponentiel depuis le milieu des années 2010. Aux Trans, les enquêtes statistiques viennent au départ d’un besoin de connaissance sur les pratiques des publics concernant les outils et moyens de communication. Pour les festivals, la majorité de ces enquêtes se fait après l’événement et est gérée en interne. De la décision de faire une enquête, à la méthodologie, la passation et le traitement, tout est à l’initiative de l’acteur culturel lui-même. Cette méthodologie peut souvent être comparée à une enquête de satisfaction, qui viserait à améliorer l’expérience des publics en fonction des réponses apportées à l’enquête. Sans nier l’importance du fait que les publics puissent exprimer leurs attentes, les Trans ont souhaité prendre une autre voie en se rapprochant du milieu de la recherche. L’intervention du Laboratoire Culture et Communication leur a permis de dépasser l’approche statistique par l’apport de la sociologie puis de créer de nouveaux moyens de prise de parole directe avec les publics.

Pourquoi faire des enquêtes ?

A quoi sert une enquête des publics ? Question fastidieuse et récurrente, à laquelle les réponses apportées sont parfois peu satisfaisantes, tant elles tentent de convaincre pour justifier leur existence. Pourquoi étudier le comportement des publics d’un match de foot ? Pourquoi tenter de comprendre le sens d’un pèlerinage religieux, et celui d’un rassemblement militant ? Quelle est l’utilité de comprendre pourquoi des personnes vont au cinéma ? Pourquoi d’autres aiment faire partie d’une foule face à un artiste ? Cela ne sert qu’une chose, la compréhension. Comprendre une pratique culturelle ou un fait social participe à la connaissance que l’on a d’une société, d’un ensemble de personnes. Les enquêtes sur les publics de la culture, comme celles à l’initiative du Laboratoire Culture et Communication de l’Université d’Avignon et des Trans, sont, à leur échelle, une porte de compréhension des comportements culturels, artistiques et sociaux. De plus, dans le cadre de leur démarche de développement durable, les Trans ont été certifiées Norme ISO 20121, intégrant une attention particulière aux relations avec les parties prenantes de l’événement. Les artistes, l’équipe organisatrice, les médias, les partenaires publics et privés ainsi que les publics font partie des huit grandes familles de parties prenantes définies par l’association. Les enquêtes sont un moyen d’améliorer la connaissance d’une part de la partie prenante « publics », composée de 60 000 festivalier·ère·s, et donc de documenter la démarche norme ISO 20121.

La question qui anime acteurs culturels et acteurs scientifiques dans cette dynamique de recherche est de comprendre aussi « pourquoi faire un festival et en quoi c’est utile socialement ? ». Les premières enquêtes sociologiques sur les pratiques culturelles, menées au début des années 1970 par le DEPS (Département des Études de la Prospective et des Statistiques) ont existé tout d’abord pour comprendre l’usage des financements publics de la culture. Même si c’est parfois encore le cas aujourd’hui, d’autres raisons expliquent ces enquêtes. D’une manière plus générale, les sciences humaines et sociales permettent de réfléchir (pratiquement et au sens premier) toute la société, ses sujets et ses objets. Cela passe par la compréhension du rôle d’un festival dans une société, dans une ville, pour des habitant·e·s. Cette place dans le monde peut signifier différentes choses.

Pour en revenir aux Trans, elles défendent l’idée que les qualités d’artistes et de publics n’existent que l’une par rapport à l’autre. Aussi, le projet œuvre à la liberté de choix des publics dans une programmation éclectique et traversant plusieurs domaines esthétiques. Les enquêtes sont alors une manière de savoir d’une part si ce que vivent les publics correspond aux intentions du projet, d’autre part d’aller au-delà des convictions et intuitions de l’acteur culturel.

Ensuite, faire intervenir les sciences humaines et sociales dans la compréhension des pratiques culturelles est essentiel parce que les expériences artistiques et culturelles ont leurs particularités. La relation à un objet artistique et culturel est symbolique et parfois invisible. C’est ce qu’il y a derrière les témoignages de concerts qui bouleversent des existences, des festivals qui rythment une vie, derrière ceux et celles qui disent que l’envie d’avoir une pratique artistique est venue d’une expérience marquante de spectateur·trice·s.

Enfin, l’intérêt de l’étude des recherches en sciences humaines et sociales est d’autant plus prégnant en festivals car ils fonctionnent comme des microsociétés. Ainsi, la recherche permet de saisir la manière dont une pratique culturelle peut participer à l’autonomie des personnes, comment elle favorise la liberté de choix ou concrétise une forme d’éducation aux musiques actuelles. Dans le cas du projet des Trans, elle sert à traduire et à analyser que les festivals peuvent être des terrains de réflexion et d’exercice des droits culturels ou de l’éducation artistique et culturelle.

Comprendre

L’apport des recherches anthropologiques et sociologiques sur la culture est particulièrement intéressant, notamment parce qu’elles considèrent que la transmission qui accompagne les cultures et les pratiques est fondamentale. Comprendre les pratiques culturelles des personnes contribue à rendre visibles différentes cultures et de multiples rapports au monde. Envisager cette pluralité d’existences, c’est imaginer « une nouvelle dimension du partage du sensible, (…) en participant à la quête du sens des expériences artistiques et culturelles[1] ». C’est aussi construire ensemble un projet qui reconnaisse les diversités de pratiques artistiques et culturelles, dans une volonté de respect des droits culturels (les droits culturels s’inscrivent dans le cadre juridique des droits de l’Homme et contribuent au respect et à la reconnaissance des identités culturelles des personnes). C’est-à-dire une société où l’on inventerait ensemble des manières de faire exister la pluralité culturelle. Dans cette optique, les recherches sur les pratiques seraient un moyen de cette compréhension et de cette transmission des manières de vivre sa vie culturelle.

Ne pas limiter la compréhension d’un projet 

L’enquête mise en œuvre par les Trans et le Laboratoire Culture et Communication sur les publics des Trans Musicales nécessite un travail de collaboration entre deux milieux (celui de la recherche et celui de la culture) qui travaillent différemment. Tout d’abord, les laboratoires de recherche ont la compétence de traitement et d’analyse de ces enquêtes. Ensuite, dans la conception de l’enquête, et dans sa manière de travailler, le laboratoire va proposer un regard différent de celui de l’acteur culturel. Associer des personnes qualifiées, compétentes, en tant que chercheur·euse·s, à la lecture de son projet permet aussi à l’équipe des Trans d’améliorer la compréhension qu’elle en a, de voir des dimensions, des croisements de vision qu’elle ne voyait pas et d’envisager ce qu’elle n’avait pas projeté.

Se situer

La posture du laboratoire de recherches est d’avoir une compréhension globale et, surtout, de situer cette recherche dans un paysage scientifique plus large. La finalité de la recherche en sciences humaines et sociales est de comprendre les faits et comportements sociaux et les relations entre tous ces éléments. Pour comprendre la spécificité des publics des Trans Musicales, le moyen va être d’établir des liens de comparaison, d’analyse avec d’autres pratiques culturelles. Par exemple, les recherches sur les pratiques des festivalier·ère·s des Trans Musicales ont été enrichies par celles sur les pratiques des publics du Festival d’Avignon ou ceux des Vieilles Charrues. Mais plus globalement, l’objectif est de nourrir cette recherche par celles sur d’autres faits sociaux, puisque l’enjeu même d’un laboratoire de recherches est de travailler sur plusieurs sujets. A titre d’exemple, nous pouvons citer le lien qui existe entre une « première fois » culturelle et une « première fois » amoureuse. Il ne s’agit pas de filer la métaphore jusqu’à son achèvement mais bien de comprendre ce qu’il y a de commun mais aussi de différent entre la sensation amoureuse et l’expérience esthétique. Aussi, nous trouvons, dans les recherches en sciences humaines et sociales sur les publics de la culture, des rapprochements avec les rendez-vous sportifs ou religieux. Pourquoi ? L’idée première est de comprendre les raisons qui amènent des personnes à se rassembler, à faire communauté que ce soit autour d’une croyance, d’une expérience artistique, d’un événement sportif. Envisager cela permet de ne pas limiter son périmètre de réflexion à nos propres limites d’acteur·trice·s culturel·le·s.

Le cas par cas 

Certes, comme nous venons de le voir, cette recherche est située dans un paysage plus large et certaines comparaisons peuvent enrichir la recherche. Cependant, chaque enquête est pensée directement avec le terrain d’observation. Donc chaque façon d’étudier les différents festivals est unique et adaptée au projet de l’acteur culturel. Dans notre cas, la démarche scientifique du Laboratoire Culture et Communication de l’Université d’Avignon concerne uniquement les Trans Musicales.  Cela exprime une démarche par cas, au sens où le sociologue Jean-Claude Passeron la développe. L’idée n’étant pas de « “statuer un cas unique”, mais bien de travailler sur un cas précis afin d’en tirer une argumentation plus générale»[2]. Cela permet de remettre en question une vision universaliste qui serait uniformisante et donc réductrice. Chaque festival a sa particularité, ses publics et des comportements qui leur sont propres. Ainsi, chaque projet culturel ne peut se substituer à l’existence d’un autre.

Étudier par cas permet de comprendre la singularité et donc le caractère précieux de tel objet culturel ou de telle pratique. Cela invite conjointement à distinguer et donc identifier ce qui constitue un paysage ou une vie culturels. Ce qui engage à avoir une démarche descriptive, contextualisée et précise. Cela n’enlève en rien l’intérêt de la comparaison, ni même de l’idée que la recherche n’est alors effective que dans le cas précis. Au contraire, elle constitue une autre manière de penser l’étude des festivals, qui sont souvent étudiés dans le cadre de recherches englobant plusieurs festivals, qui ne sont pas toujours sur le même territoire et qui ont tous des particularités.

Ainsi nous pourrions résumer ce qui explique cette relation entre un acteur culturel et un acteur scientifique : la volonté, à leurs échelles et sur leurs terrains, de travailler à une meilleure compréhension de l’écosystème qu’est un festival. Pour cela, enquêtes en ligne, entretiens individuels et collectifs ou observations sont à l’œuvre pour saisir la particularité des publics des Trans Musicales et celle des conditions posées par le festival lui-même. Dans l’ensemble, les enquêtes qualitatives permettent d’approfondir, de commenter les enquêtes quantitatives, notamment de comprendre ce qui se joue derrière des chiffres qui ont besoin d’interprétation. Que montre l’importante part de publics rennais dans un festival comme les Trans Musicales ? Quel est l’ancrage d’un festival implanté depuis plus de quarante ans ? Comment les pratiques des habitant·e·s d’une ville sont-elles modifiées par la présence de propositions culturelles sur le territoire et inversement ?

Connaître un public ne signifie pas modifier son projet afin qu’il corresponde à ses attentes. Connaître les publics de notre festival, c’est reconnaître leur importance et envisager leurs multiples manières de vivre les actions et évènements qui constituent notre projet artistique et culturel. Et last but not least, c’est envisager un dialogue avec cette entité composée de près de 60 000 personnes et tout autant de manières différentes de vivre les Trans Musicales.

[1] GUILLOU Lauriane, MALINAS Damien, ROTH Raphaël, ROYON Camille, Notice sur l’Éducation artistique et culturelle, Publictionnaire, juin 2019.

[2] PASSERON Jean-Claude, REVEL Jacques, Penser par cas, raisonner à partir de singularités, Éditions,EHESS, 2005.